BORDEAUX S’EST-ELLE TIREE UNE BALLE DANS LE PIED EN 1855 ?
- Ouvalevin
- 22 févr. 2019
- 9 min de lecture
Dernière mise à jour : 10 déc. 2019

Sans oublier Aliénor d’Aquitaine, les rosbifs et autres artisans de la longue et riche histoire du vignoble bordelais, la Chambre de commerce de Bordeaux et son classement des crus classés du Médoc (et de Sauternes ne l’oublions pas !) ont fait entrer Bordeaux dans une nouvelle dimension. Belle idée, n’est-ce pas ? Mettre en vitrine, sur une initiative du second empereur, les meilleurs canons de la rive gauche lors de l’Exposition Universelle de 1855 à Paris.
A l’époque, déjà, le critère du prix des cuvées était déterminant dans l’établissement du classement. Mais c’était un facteur de prestige et de reconnaissance dans l’hexagone comme à l’étranger.
Tout ça pour en arriver un siècle et demi plus tard au « Bordeaux bashing », phénomène dont tout le monde parle depuis des années et dont personne ne sait quand il prendra fin. Mais que s’est-il passé depuis 1855 ? Du verbe anglais basher, qui signifie donner un coup de bêche ; euh non, attends… de l’anglais bashing qui signifie plutôt critiquer très fortement quelqu’un ou quelque chose. On parle de quoi au juste ? En gros on met tout le Bordelais dans le même panier, ou la même cuve si vous préférez, et on le boude. Pourquoi ? Parce que le voisin, qui s’y connaît en bonnes quilles, le boude aussi ? Il ne faut pas se cacher que comme pour toute mode, aussi éphémère ou chronique soit-elle, l’effet de groupe fait un peu office de boule de neige…
Les raisons de la colère
On explique souvent le Bordeaux bashing par les deux raisons principales que sont : (i) l’augmentation démesurée des prix et (ii) l’uniformisation du goût des vins de Bordeaux.
En ce qui concerne les prix, pas la peine de se noyer dans les chiffres. On a tous bien senti que nos portefeuilles sont aujourd’hui bien moins remplis à la sortie des primeurs qu’il y a quelques années. Au-delà même de l’augmentation des prix, ce que l’on peut comprendre (dans une certaine limite tout de même…) au vu de la demande croissante venue notamment d’Asie, c’est aussi et surtout le yo-yo des prix qui a conduit à une certaine incompréhension de la part des amateurs. Véritable euphorie du marché des primeurs sur les millésimes 2009 et 2010, puis baisse spectaculaire des prix en 2011, augmentation des prix de plus de 22% en 2015 par rapport à 2014, baisse espérée des prix en 2017 compte tenu d’un millésime moins riche que 2016 ; eh ben en fait, pas vraiment… L’effet millésime a rarement un tel impact sur les prix, du moins en France. On a du mal à comprendre. Sauf à considérer que le Bordeaux est devenu spéculatif. Pardon, que le Bordeaux classé est devenu spéculatif. La différence est énorme, on y reviendra plus bas.
En ce qui concerne l’uniformisation du goût des vins, Bordeaux serait-elle devenue un temple sacré renfermant un idéal unique, vers lequel tout le monde serait soucieux de se rapprocher le plus possible ? A qui la faute ? Au cépage ? Kermit Lynch disait en 1988 (lors de la parution de son fameux livre de voyageur ; je ne sais pas s‘il dirait toujours la même chose aujourd’hui) qu’à la différence du pinot noir qui est une éponge à terroir, le cabernet sauvignon ne sait exprimer que lui-même sauf en de rares circonstances. La faute aux œnologues conseil qui ont envahi les chais du Bordelais et qui appliquent les mêmes mesures ou remèdes partout où ils posent leur valise ? A la chimie, tant à la vigne qu’au chai, qui a tué l’expression des terroirs ? Aux extractions à tout va en phase de macération des jus ? Aux nouvelles habitudes de consommation selon lesquelles la grande majorité des consommateurs ne serait plus capable d’attendre une quille 10 ans voire plus (qu’elle soit à 15 euros ou à plus de 100 euros d’ailleurs) pour laisser au vin de Bordeaux le temps d’exprimer toutes ses subtilités ? C’est peut-être un peu de tout çà à la fois…
J’ai toujours en tête l’image de ce viticulteur bordelais, dans le célèbre documentaire Mondovino de Jonathan Nossiter, qui ne s’occupait que de traiter sa vigne à coups de chimie et qui une fois la vendange terminée laissait le champ libre à Michel Rolland en lançant à la caméra : « chacun son métier ».
Les conséquences s’en font sentir. Bordeaux perd des parts de marché à l’international. La part de la production des châteaux vendue en primeurs a baissé. Les Bordeaux sont moins présents qu’avant sur les cartes des restaurants. Même à Bordeaux on ne sert plus de Bordeaux ! Bon j’exagère… Mais lisez l’article très intéressant de la RVF de décembre 2018 qui décrit comment la place des vins de Bordeaux sur les cartes des restaurants et bars de la ville a fortement diminué au profit des autres vignobles.
Les crus classés et les autres
A ce stade du constat, une question : pourquoi parle-t-on de « Bordeaux bashing » et pas de « Bordeaux classé bashing » (ou « Classed-growth Bordeaux bashing » pour ceux qui sont plus « in » que les autres…) ?
Pourquoi cette manie de toujours tout mettre dans le même panier, sans nuancer ? Les Bordeaux sur le devant de la scène sont essentiellement ceux vendus en primeurs, c’est-à-dire un peu plus de 200 châteaux et domaines. Or, le Bordelais compte environ 6300 exploitants (récoltants AOC, donc sans compter les non-AOC, les maisons de négoce et les coopératives) et les crus classés ne représentent qu’environ 5% de la superficie du vignoble bordelais. Autrement dit, on alimente le Bordeaux bashing en se basant seulement sur 5% de la production bordelaise ! Ces 5% ont-ils le monopole de la qualité à Bordeaux ?
C’est un fait qu’à Bordeaux, il y a les crus classés (tous classements confondus, de 1855 aux Crus Bourgeois en passant par Saint-Emilion et les Graves) et les autres. Ces autres, c’est qui ? Souvent des appellations qui ne font pas rêver l’amateur primaire. Côtes de Bordeaux, Côtes de Bourg, Bordeaux Supérieur, Fronsac… Du chinois pour celui qui ne voit pas plus loin que le bout de son nez classé.
Il est assez marquant de constater à quel point un formidable outil commercial qu’est le classement a pu occulter des yeux du grand public, au fil du temps, tout le reste de la production et les hommes et femmes qui en font toute la beauté au quotidien. Les différences de prix entre les bouteilles classées et les non-classées sont souvent importantes. De sorte qu’il suffisait pour certains grands châteaux de s’asseoir sur leurs lauriers et encaisser les chèques du négoce. Aujourd’hui, le Bordeaux n’est plus à la mode, voire ringard, un vin de papi ou à exporter en Chine.
Et pourtant… et pourtant ! Il y a tellement de belles choses et de belles initiatives dans le Bordelais. Eh oui, à Bordeaux il y a des gens qui se soucient de la qualité de leurs vignes et de leur produit. Et qui le valorisent en restant raisonnables ! Le Clos Puy Arnaud de Thierry Valette, le Château le Puy de la famille Amoreau, le Domaine de l’A du célèbre conseiller Stéphane Derenoncourt, le Domaine de l’Aurage de Louis Mitjavile, pour ne citer que ceux-là parmi les plus connus (il y en a tant d’autres…). Des vins qui se sont hissés au sommet de leur appellation respective, loin du Bordeaux bashing tant décrié, et qui font aujourd’hui office de locomotives. Et que dire de ceux qui ont fait le choix de rester en dehors des modes et du négoce, comme le Château Bel Air-Marquis d’Aligre de l’infatigable Jean-Pierre Boyer (non classé en 1855 pour des raisons historiques mais distingué en tant que Cru Bourgeois Supérieur Exceptionnel en 1932). Du Margaux vinifié en infusion avec un élevage en cuves béton de 3 ans. Autant dire un ovni parmi son entourage… Ce sont là des domaines remarquables, pour peu que l’on se donne la peine de les débusquer. Que faire pour donner à ces vins le statut qu’ils méritent ? Etablir de nouveaux classements dans tous les sens et rendre le vignoble encore plus illisible pour les néophytes ? On voit pourtant aujourd’hui l’importance commerciale pour les châteaux concernés du nouveau classement des Crus Bourgeois attendu pour 2020, même si certains ont décidé d’en rester à l’écart (Siran et Phélan Ségur notamment).
Le souffle du renouveau
A l’heure de la baisse de la consommation de vin en volume en France, des préoccupations environnementales, du Brexit et de la concurrence accrue à l’international des vins de cépage du Nouveau Monde, il est temps de rebattre les cartes. Le vent souffle sur le vignoble de Bordeaux. Lentement, mais il souffle véritablement. Et ce mouvement est, me semble-t-il, porté par deux facteurs essentiels.
Le premier est la prise de conscience de l’importance du soin à apporter au travail de la vigne. Un grand vin se fait à la vigne, et pas au chai ! Ça paraît évident mais cela ne l’est malheureusement plus depuis le lendemain de la Seconde Guerre Mondiale. La biodynamie se fait de plus en plus une place à Bordeaux, même si Lydia et Claude Bourguignon doivent parfois utiliser la barre à mine pour pouvoir prélever leurs échantillons de sol ! La biodynamie est encore confidentielle à Bordeaux mais se répand de plus en plus en provenance des appellations périphériques. Elle a aujourd’hui des ambassadeurs de renom parmi les grands châteaux classés. Au premier rang desquels viennent Château Palmer et Château Pontet-Canet (quelle ascension de Pontet-Canet, un 5e cru classé qui n’a aujourd’hui plus rien d’un 5e cru classé, pas même le prix, et ce en grande partie grâce à la biodynamie !), et peut-être bientôt Château Latour, qui vient d’obtenir sa certification bio. Il y aura sûrement un avant et un après certification de Latour pour le Bordelais. Ah oui tiens le bio ! C’est bien aussi mais cela devrait, pour aller jusqu'au bout de la logique, être le chemin vers la biodynamie au lieu d’être une fin en soi. Plus facile à dire qu’à faire... Il y a de nombreuses pépites en train de naître à Bordeaux grâce aux conversions à la biodynamie. Regardez, pour rester chez les classés, la métamorphose dont est en train de bénéficier le Château Pédesclaux, qui a changé le cours de son histoire depuis son rachat en 2009, sa restructuration, son nouveau chai en 2014 et ses nouvelles pratiques.
Le second facteur du renouveau bordelais est le regard porté au matériel végétal. Ce n’est pas tout d’avoir des pratiques saines et durables à la vigne, encore faut-il que les ceps de vigne soient de qualité. Des châteaux prennent conscience de l’importance du matériel végétal et se dotent de conservatoires de cépages après des années de sélections massales attentives sur les pieds les plus qualitatifs de leur vignoble. On pense notamment à Château Latour (encore lui !) et aux propriétés de Stephan von Neipperg (Canon la Gaffelière et La Mondotte pour les plus connues). Mais au-delà du débat « sélection massale vs clonale », il y a un autre mouvement qui pourrait révolutionner Bordeaux sur le long terme. Saint-macaire, tarnay, marselan, castets… De quoi tu parles ? De cépages oubliés ? Dans le mile Emile ! Plantation de vieux cépages oubliés, en franc de pied sur les sols sablonneux de Graves et à très haute densité, c’est le projet fou et très culotté de Loïc Pasquet et son domaine Liber Pater. L’objectif ? Faire un vin de Bordeaux de terroir, en essayant de revenir au goût originel du vin de Bordeaux, celui de 1855 (la boucle est bouclée…). Car les cépages pré-phylloxériques de Bordeaux n’étaient pas tout à fait les mêmes que ceux replantés après la crise. Loïc Pasquet n’est d’ailleurs pas le seul trublion qui fait bouger les lignes. D’autres domaines lui emboitent le pas et pourraient bien révolutionner ensemble le Bordelais. Citons le Château Cazebonne, qui, depuis son rachat par Jean-Baptiste Duquesne et après des débuts plus que compliqués dus au gel printanier et à la grêle, est sur le point de se lancer dans sa révolution sous la direction de David Poutays (du Clos de Mounissens).
Ce chemin que Bordeaux doit tracer est celui qui la mènera vers la typicité (terme cher à Henri Jayer, hors sujet dans un billet sur Bordeaux mais toujours le bienvenu), pour la différencier des vins de cépage du Nouveau Monde. Les disciples ont parfois dépassé le maître en la matière. Mais le maître a ceci de plus malin qu’il a toujours une longueur d’avance.
Conclusion
Bordeaux ne doit pas être cantonné aux crus classés et être englouti en son entier, sans distinction (et sans réflexion bien souvent…), dans le Bordeaux bashing. Aussi grands, prestigieux et spéculatifs les crus classés soient-ils, le Bordelais regorge de talents, dans et en dehors des cases, qui ont déjà toute l’attention des amateurs les plus avertis mais pas de ceux qui sont un peu moins avertis, et encore moins du grand public. C’est pourtant sur eux que la lumière doit être portée. Bordeaux change, lentement certes. Bordeaux se redécouvre, aussi bien au sein des classements qu’en dehors. Et quand on est en dehors des cases, le salut arrive grâce au travail de fond des locomotives. Le Languedoc, le Roussillon et le Beaujolais l’ont bien compris. C’est maintenant au tour des appellations « périphériques » de Bordeaux de saisir leur chance. On n’a pas fini d’en parler !
PS : Une dernière interrogation pour finir : A quand le « Bourgogne bashing » ? On attend le Bourgogne bashing comme on attend Godot. Pourtant, alors qu’à Bordeaux le prix fait du yo-yo suivant les millésimes, en Bourgogne les prix ne cessent d’augmenter sans jamais baisser. Et quand les prix montent, cela ne concerne pas certains domaines mais des appellations entières, qu’elles soient Village, 1er Cru ou Grand Cru ! La spéculation y paraît aujourd’hui plus forte qu’à Bordeaux. Cela pourra faire l’objet d’un autre billet par l’amoureux de la Bourgogne que je suis…
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